Perspectives économiques : 7 questions à Jimmy Jean et Emna Braham
Quel est l’état des lieux sur 2024 ? Les baisses de taux s’éloignent aux États-Unis, mais est-ce le cas au Canada ? Que retient-on des derniers budgets des gouvernements ? Le marché immobilier : nouvelle surchauffe ou simple dégel ?
Vous avez été nombreux à assister à la conférence web de Jimmy Jean, vice-président, économiste en chef et stratège, et d’Emna Braham, directrice générale de l’Institut du Québec qui ont présenté les plus récentes prévisions économiques et financières. Plusieurs internautes en ont profité pour poser des questions lors de la conférence.
Voici les réponses aux 7 questions qui ont été le plus souvent posées lors de cette présentation et le lien pour la réécoute de la web conférence
Quel sera l’impact de la mesure sur les gains de capital pour les entreprises?
L’année 2024 n’a pas été de tout repos pour les entreprises. Après la forte hausse des insolvabilités qui a coïncidé avec la première échéance de remboursement du Compte d’urgence aux entreprises canadiennes, le gouvernement Trudeau est allé avec une autre mesure ajoutant possiblement de l’incertitude, avec la hausse du taux d’inclusion des gains de capital, mesure à laquelle le Québec va s’harmoniser. Puisque 55% des revenus de cette mesure va provenir de l’impôt des sociétés, il est clair qu’elle n’affectera pas seulement les particuliers fortunés. Quant à l’impact réel, celui-ci demeure incertain. Il y a un effet de signal négatif car ça envoie un message désincitatif à faire grossir la taille de certaines entreprises ou encore à investir au Canada. D’un autre côté, les taux d’inclusion sont plus élevés ailleurs, par exemple aux États-Unis. Il demeure que les entreprises ont besoin d’être encouragées à investir, et non l’inverse.
À quel point les taux d'intérêt au Canada et aux États-Unis peuvent diverger?
La politique monétaire canadienne n'est pas enchaînée à celle des États-Unis. Même si en général les mouvements sont similaires, il y a eu plusieurs situations où la Banque du Canada n'a pas eu peur de faire cavalier seul, même au détriment de la devise. Les différentiels de taux d’intérêt sont une variable déterminante mais leur influence sur la devise a tendance à varier dans le temps. Depuis la pandémie, on remarque que cette variable joue un moins grand rôle que d’autres facteurs. Ensuite, même si la devise devait se déprécier fortement, la sensibilité de l’inflation à la devise est plutôt faible, comme nos travaux le démontrent, entre autres parce que les biens et services importés ont un poids assez faible dans l’inflation totale.
Plusieurs initiatives gouvernementales ont été annoncées récemment pour stimuler les investissements, comme les projets de la filière batterie et le plan fédéral pour faciliter l’accès à la propriété. Peut-on s’attendre à un boom des investissements et quel sera l’impact sur la productivité?
Les gouvernements sont très actifs pour tenter de répondre aux impératifs. Attirer des grands fabricants dans le domaine de la fabrication verte par l’octroi d’incitatifs avantageux, ou encore encourager la tombée des obstacles qui retardent la construction de logements (par exemple comme avec le Fonds d’accélération pour le logement), sont parmi quelques mesures mises en place dans le but de stimuler les investissements privés. Cet essor viendrait favoriser la croissance de la productivité (qui a d’ailleurs reculé au premier trimestre de 2024) de plusieurs façons. Par exemple, résoudre la crise du logement permettra d’attirer et retenir des talents, essentiels pour la croissance et l’innovation. Positionner le Canada et le Québec comme superpuissance des minéraux critiques peut impliquer le développement des infrastructures, un vecteur important de développement économique à l’échelle du territoire. Dans la pratique, toutefois, plusieurs obstacles doivent être éliminés pour que ces investissements deviennent réalités. Une main-d’œuvre qualifiée en quantité suffisante vient en haut de la liste. Les coûts de financement devront être suffisamment bas pour rendre les projets viables, les investisseurs privés devront être mis à contribution, et les gouvernements devront offrir de la clarté et de la visibilité quant à leurs politiques.
À qui profitera la baisse des taux directeurs annoncée le 5 juin?
Les principaux gagnants de l’annonce du 5 juin de la Banque du Canada sont ceux qui détiennent des prêts à taux variable, mais ils ont aussi été les principaux perdants de l’augmentation des taux ces deux dernières années. Les taux variables sont basés sur le taux préférentiel des institutions financières, lequel s’ajuste généralement dans les mêmes proportions que le taux des fonds à un jour établi par la BdC. En mars 2022, au moment où les taux directeurs ont commencé à augmenter, plus de 50 % des emprunteurs optaient pour un taux variable. Ceci était toutefois inhabituel car dans les années précédentes, cette proportion était aux alentours de 20 %. Pour les détenteurs à taux fixes, l’effet se fera ressentir au moment du renouvellement dans la mesure où les taux hypothécaires baissent également. Même si ces derniers sont influencés par les taux directeurs, le lien est moins direct que pour les taux variables, et d’autres facteurs peuvent aussi entrer en jeu. Nous en traiterons plus en détail dans un Point de vue économique qui paraîtra dans les prochaines semaines.
Quels sont les grands risques pouvant affecter les perspectives économiques?
Il faudra surveiller les effets de retard du resserrement monétaire. Notamment dans le cas des États-Unis, les données récentes démontrent une baisse de cadence notable, et des signes d’essoufflement sur le marché du travail. Cela pourrait venir notamment causer une détérioration de la qualité du crédit des ménages aux États-Unis. Dans un scénario pessimiste, les craintes de récession pourraient même refaire surface aux États-Unis. Le Canada serait difficilement en mesure de résister à une récession américaine. La vigueur de l’économie américaine a d’ailleurs été un élément déterminant permettant au Canada d’éviter une récession de justesse en 2023. L’élection américaine amène une certaine incertitude, alors qu’une réélection de Donald Trump risquerait de causer des ennuis aux principaux partenaires commerciaux des États-Unis, dont le Canada. Plus près de chez nous, il faudra surveiller attentivement le risque de grèves dans le transport ferroviaire et maritime. De longs conflits pourraient fortement perturber les chaînes d’approvisionnement locales et engendrer des hausses de coûts. D’un point de vue plus optimiste, l’intelligence artificielle générative promet des gains de productivité et d’efficience sur le marché du travail, mais cette technologie nécessitera un encadrement rigoureux et des investissements substantiels en composantes informatiques. Pour une discussion plus détaillée sur les risques et enjeux de long terme, consulter notre récente analyse.
Quel effet économique aura la baisse de l’immigration temporaire?
Comme discuté dans un Point de vue économique, on s’attend à ce que l’importante baisse du nombre de résidents non-permanents, qui doit se mettre en œuvre à l’automne 2024, vienne réduire la croissance en 2025 et 2026. Cela fera en partie contrepoids à l’accélération prévue en raison de la détente monétaire. Le taux de postes vacants, qui est près de sa moyenne prépandémique, pourrait remonter quelque peu puisque les employeurs auront plus de difficulté à remplacer les travailleurs temporaires qui quitteront. Il y a peu d’individus aptes au travail qui ne sont pas déjà actifs à l’heure actuelle. Les entreprises devront donc faire preuve d’ingéniosité pour faire davantage avec moins, par exemple en automatisant ou en prenant le virage numérique. Ces investissements seront d’ailleurs avantageux pour leur prospérité et leur compétitivité à long-terme.
L’agence Standard & Poor’s vient de décoter la France. Est-ce que le Canada est à risque?
En l’apparence, la ministre des Finances Freeland a respecté sa promesse de maintenir le déficit à 40G$ en 2023-2024 au moment de déposer son budget le 16 avril. Or, voilà que de nouvelles statistiques font état d’un déficit et d’une dette légèrement plus élevés. Comme mentionné dans notre dernière analyse budgétaire, nous doutons de la capacité du gouvernement fédéral à atteindre ses cibles budgétaires au cours des années à venir. Pour respecter les ancrages budgétaires, on a dû recourir à des augmentations d’impôts en élargissant le taux d’inclusion des gains de capital. Or, ces impôts visent surtout les moyennes et grandes sociétés, ainsi que les particuliers dans les tranches de revenus les plus élevées. Ces contribuables pourraient recourir à différentes stratégies pour réduire la facture, limitant l’impact budgétaire de la mesure. Un non-respect des ancrages budgétaires peut en principe faire sourciller les agences de notation. Toutefois, la situation des finances publiques canadiennes reste comparativement bonne, même en incluant les provinces. De plus, une croissance forte des dépenses constitue le corolaire d’une croissance démographique forte dans un contexte d’inflation élevée. En ajustant pour ces paramètres, comme nous l’avons fait dans notre compte-rendu de la saison budgétaire provinciale, la croissance des dépenses n’est pas déraisonnable.