- Jimmy Jean
Vice-président, économiste en chef et stratège
Qu’en sait-on sur l’impact économique de l’intelligence artificielle?
Alors que l’intelligence artificielle (IA) se développe à une vitesse étourdissante, les questions centrales en économie sont : quel impact l’IA aura-t-elle sur la productivité? Et quelles seront les répercussions sur l’emploi? Quant à la première question, on peut même se demander pourquoi les développements technologiques des 15 dernières années, pourtant bien réels et utiles, ont eu si peu d’incidence sur la productivité telle que mesurée par les agences statistiques. Une étude de Brynjolfsson et associés, chercheurs au Massachussetts Institute of Technology, attribue l’écart à des facteurs tels qu’une concentration des gains et de longs délais dans la mise en œuvre et la restructuration des activités autour des nouvelles technologies. En effet, les véritables effets transformateurs de l’IA, semblables à ceux des technologies à usage général (GPT) du passé (ex : moteur électrique, micro-ordinateur), prennent du temps à être pleinement réalisés en raison de la nécessité d’investissements complémentaires importants et d’ajustements sociétaux.
D’ailleurs, l’étude de Brynjolfsson, ainsi que d’autres, comme Briggs et Kodnani (2023), nous rappelle que pour des raisons d’adoption, ou encore de reconfiguration des processus, le délai entre l’émergence d’une technologie perturbatrice et son plein impact sur la productivité se mesure davantage en décennies qu’en années. L’étude de Briggs et Kodnani chiffre malgré tout à 1,5 point de pourcentage l’apport potentiel de l’IA à la croissance annuelle de la productivité américaine, ce qui constituerait un ordre de grandeur similaire aux contributions historiques des technologies transformatrices du passé.
Évidemment, cela suppose que l’on mesure bien la productivité, un sujet des plus controversés chez les économistes dès lors qu’il est question d’une forte présence de capital intangible. Actuellement, avec l’IA, les capitaux tangible et intangible fonctionnent en synergie. Les investissements en semiconducteurs devraient atteindre les 1 000 G$ US en 2030, selon la firme McKinsey. En retour, l’augmentation de la capacité de calcul génère de nouvelles découvertes, inventions et applications de l’IA. En définitive, certains prévoient que l’investissement en IA atteindra 1 % de l’investissement des entreprises aux États-Unis au tournant de la décennie.
Même si les statisticiens ont de l’expérience avec les défis que pose la comptabilisation du capital intangible, les inclusions sont incomplètes, et sont par ailleurs introduites avec plusieurs années de retard, comme l’ont exposé les économistes de Statistique Canada. La difficulté fondamentale est de capter la formation de capital intangible et en mesurer la valeur. Cela inclut les effets de second tour et de diffusion. Or, lorsqu’on finit par mieux mesurer le capital intangible, on voit qu’il a tendance à croître plus rapidement que le capital tangible.
Cela mène notamment au phénomène de la courbe en J, qui consiste à sous-estimer l’accumulation de capital qui a lieu en amont, pour ensuite surattribuer les gains éventuels de productivité des travailleurs à la productivité totale des facteurs, une composante calculée de façon résiduelle et que Robert Solow avait fameusement qualifiée de « mesure de notre ignorance » en 1957.
Cela revêt une importance particulière, à l’heure où l’on cherche à savoir si les récents gains de productivité aux États-Unis sont un simple aléa statistique, ou encore s’ils marquent le début d’un nouveau régime. Pour la conduite de la politique monétaire, les implications d’une mauvaise lecture pourraient être significatives, comme l’avait compris Alan Greenspan dans les années 1990. Du moins, comme détaillé par les équations de Brynjolfsson et associés, il ne faut pas négliger la possibilité que la divergence entre la perception que l’on a de l’avancement technologique et ce que nous renvoient les statistiques soit en grande partie due à des erreurs de mesure.
Quant à la question de l’impact sur la main-d’œuvre, une étude du Fonds monétaire international publiée en janvier conclut que 60 % des travailleurs des pays avancés occupent des emplois à haute exposition à l’intelligence artificielle. Contrairement aux cas historiques de l’impact de technologies perturbatrices sur la main-d’œuvre, l’IA cible davantage les travailleurs du savoir, généralement plus scolarisés. Cela n’implique pas pour autant que ces travailleurs seront remplacés par l’IA. Dans certaines occupations (ex. : juges, chirurgiens), l’IA comporte un haut potentiel en tant qu’outil complémentaire de productivité, sans toutefois que l’acceptabilité sociale rende plausible le remplacement des humains par la technologie. En revanche, des métiers comme le télémarketing semblent plus susceptibles d’être remplacés. Qui plus est, l’IA et les changements qu’elle amène créeront de nouveaux métiers dont on ignore l’existence aujourd’hui, un phénomène largement documenté, et qui a invalidé les arguments luddistes dans les différentes vagues d’industrialisation.
En somme, si ces quelques paramètres dégagés par les travaux académiques sont utiles, force est de constater que l’on ignore encore énormément de choses. Cela rend donc extrêmement difficile l’incorporation du développement de l’intelligence artificielle dans un scénario prévisionnel de base. Quelle sera la cadence de diffusion au sein des économies, et à travers les pays? Quelle sera l’acceptabilité sociale, et au sein des professions (ex. : médecine)? À quelle vitesse les nouveaux emplois arriveront-ils et quelles qualifications demanderont-ils?
Tout cela alors que la technologie elle-même se développe à grande vitesse. Par exemple, les avancées en robotique font croire que des robots humanoïdes dotés d’intelligence artificielle seront bientôt commercialisables, ce qui viendrait alors augmenter les tâches réalisables par des technologies dans des métiers physiques (ex. : paysagistes), métiers que les études ont jusqu’à maintenant qualifiés de peu exposés.
Enfin, il est difficile de connaître la trajectoire que prendra la réglementation face à une technologie dont la puissance constitue une arme à double tranchant qui évoque non seulement des risques de cybersécurité, mais aussi l’accroissement des inégalités de même que des enjeux éthiques et existentiels encore plus larges. La réglementation sera-t-elle appropriée, insuffisante ou excessive? Sera-t-elle uniforme à l’international? Parviendra-t-elle à suivre le rythme de transformation? On voit bien que sur la question de l’impact économique de l’intelligence artificielle, on nage encore beaucoup dans le flou.
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