- Jimmy Jean
Vice-président, économiste en chef et stratège
Rehaussement des dépenses militaires canadiennes : des retombées économiques intéressantes… pourvu que le travail ne soit pas bâclé
L’accélération des tensions géopolitiques place le Canada devant une exigence pressante : relever ses dépenses militaires de 1,4 % à un minimum de 2 % du PIB. Il serait question d’une hausse annuelle moyenne d’environ 15 % si l’on souhaitait atteindre cette cible d’ici 2030 (graphique). Cet effort dépasse largement la simple mise à niveau des capacités de défense. Il pourrait s’agir d’une véritable politique industrielle, qui toucherait l’industrie, l’emploi, l’innovation et les finances publiques. La véritable question est donc de savoir comment cette augmentation peut être économiquement soutenable et stratégiquement pertinente.
L’industrie de la défense représente une opportunité pour une économie canadienne en mal de productivité. En 2022, ce secteur générait un PIB de 10 G$ et employait 62 000 travailleurs. L’accroissement des commandes publiques pourrait avoir plusieurs effets multiplicateurs. D’une part, il permettrait de réduire la dépendance aux importations militaires, qui représentent 45 % des dépenses de la chaîne d’approvisionnement. D’autre part, il favoriserait une meilleure réallocation des capacités manufacturières qui pourraient devenir inopérantes en cas de tensions commerciales persistantes avec les États‑Unis. Enfin, une expansion des exportations militaires, aujourd’hui limitées à moins de 7 G$ (moins de 1 % des exportations totales de biens du pays), constituerait une autre retombée potentielle.
Historiquement, les dépenses militaires ont été un moteur d’innovation grâce aux externalités technologiques qu’elles génèrent. L’internet, la vision nocturne, les drones et même notre précieux ruban adhésif duct tape ont émergé dans un contexte militaire avant de trouver des applications civiles. Aux États‑Unis, la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) a fréquemment été créditée pour plusieurs de ces innovations, tandis qu’en Israël, les deux tiers des entreprises en démarrage sont dans le domaine de la cybersécurité. Des travaux empiriques (en anglais seulement) Lien externe au site. portant sur les pays de l’OCDE montrent qu’une hausse de 10 % des dépenses militaires en R&D entraîne une augmentation de l’investissement privé de 5,6 % en R&D dans l’année suivante, avec des effets positifs sur la croissance de la productivité. L’important sera donc d’allouer ces fonds intelligemment : en renforçant les capacités de recherche appliquée, en priorisant les technologies duales, et en créant des synergies avec les écosystèmes technologiques, notamment en cybersécurité et en surveillance.
Les effets positifs d’une telle dynamique ne sont toutefois pas garantis. La capacité de l’industrie canadienne à absorber un afflux de commandes et à se hisser à un niveau technologique plus élevé demeure à prouver. Le défi est d’autant plus grand que le Canada évolue dans un marché dominé par des acteurs bien établis. L’industrie militaire américaine capte à elle seule 40 % du marché mondial, tandis que l’Europe a structuré son industrie autour de champions nationaux consolidés. Sans vision stratégique ni politique d’achats souveraine, l’augmentation du budget de la défense risque surtout d’entraîner des transferts massifs de valeur à l’étranger.
Pendant ce temps, l’effort budgétaire demeure considérable et doit être calibré avec soin. Une augmentation de 76 % du budget de la défense sur cinq ans exercerait des pressions supplémentaires, bien que gérables Lien externe au site., sur les finances publiques. Mais elle nécessiterait surtout des arbitrages avec d’autres priorités nationales comme les infrastructures (outre les infrastructures duales), que ce soit par exemple pour le transport collectif, l’éducation, la santé ou la transition climatique. Une trajectoire progressive permettrait de limiter l’effet d’éviction sur ces secteurs essentiels, même si cela demanderait probablement des arbitrages quant à l’horizon de temps nécessaire pour atteindre la cible de dépenses militaires.
L’approche canadienne devra aussi s’appuyer sur certains principes fondamentaux. Il faudra prioriser les segments stratégiques, en mettant l’accent sur la surveillance de l’Arctique, la cyberdéfense et les technologies duales à forte valeur ajoutée nationale. Il sera aussi judicieux de renforcer la coopération internationale afin de mutualiser certains achats avec les alliés et ainsi réduire les coûts unitaires. Enfin, il serait pertinent d’intégrer des objectifs de transition écologique en misant sur des technologies réduisant l’empreinte carbone des activités militaires, ce qui pourrait d’ailleurs ouvrir la voie à des innovations carboneutres ayant des applications civiles.
L’augmentation des dépenses militaires représente une inflexion majeure pour l’économie canadienne. Mal conçue, elle risque d’entraîner un gaspillage budgétaire et de renforcer la dépendance aux fournisseurs étrangers. On peut s’en convaincre rapidement en consultant les nombreux exemples relevés dans les rapports de la vérificatrice générale Lien externe au site. à ce sujet. Mais bien structuré, cet effort pourrait devenir un levier d’industrialisation, d’innovation et même de soutenabilité climatique. La question n’est donc pas tant de savoir si le Canada doit accroître son budget militaire, mais comment exécuter ce rehaussement de sorte d’en maximiser les bénéfices.
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